7
Question de principe

 

 

— Si je suis aujourd’hui un homme impécunieux, fit George en s’absorbant dans la contemplation d’un verre dont le contenu m’appartenait (puisque c’est moi qui allais le payer, à tous les coups), c’est uniquement pour une question de principe.

Il alla chercher, dans la région de son nombril, un soupir monumental qu’il renvoya dans l’atmosphère, qui ne lui avait pourtant rien fait.

— Je vous dois tout de même des excuses pour en avoir appelé en votre présence à la notion de principe, qui doit vous êtes inconnue, ne serait-ce que parce que vous avez toujours privilégié l’accessoire et le futile à l’essentiel et au primordial. Je suis en fait, personnellement, un homme de principes.

— Vraiment ? fis-je. Devant de telles découvertes, l’esprit humain n’a plus qu’une ressource, c’est de demeurer confondu. Enfin, je présume que c’est Azazel qui vous a gratifié, il y a deux minutes, de cette qualité dont vous n’avez jusqu’alors jamais fait preuve, pour autant qu’on le sache.

George braqua sur moi un regard de bête blessée. Azazel est le démon de deux centimètres de haut, doté de pouvoirs magiques stupéfiants, que George est seul capable d’invoquer à volonté.

— Je me demande comment vous avez pu entendre parler d’Azazel, dit-il.

— Voilà également un mystère absolu pour moi, dis-je, conciliant. Du moins le serait-ce si cela ne constituait, ces temps-ci, votre unique sujet de conversation.

— Laissez-moi rire, poursuivit George. Je n’y fais seulement jamais allusion.

 

Gottlieb Jones (c’est George qui parle) était aussi un homme de principes. Ce qui pourrait sembler rigoureusement impossible quand on songe qu’il était créatif dans la pub, mais ce jeune loup aux dents longues hurlant dans la forêt de la concurrence s’élevait au-dessus des viles obligations de cette vocation contre nature avec une ardeur des plus attrayantes à observer.

— George, me dit-il souventes – oh, que souventes ! – fois, par-dessus un hamburger amical et un plat de frites, George, les mots me manquent pour décrire l’abomination du métier que je fais, ou le désespoir qui s’empare de moi à l’idée de devoir trouver des façons persuasives de promouvoir des produits dont tous mes instincts, toutes les fibres de mon être me hurlent que l’humanité se passerait avantageusement. Hier encore, j’ai dû contribuer à la mise sur le marché d’une nouvelle variété d’insecticide dont tous les tests démontrent qu’à sa seule olfaction, les moustiques émettent d’ultrasoniques hurlements de volupté, avant de se ruer dessus d’on ne sait combien de milliers de lieues à la ronde. « Ne servez pas de fast-food aux moustiques », telle est mon accroche. « Utilisez Moustick-Haine. »

— Moustick-Haine ? répétai-je avec un violent frisson d’horreur.

Gottlieb se couvrit les yeux d’une main. Je suis sûr qu’il y aurait mis les deux s’il n’avait utilisé l’autre pour se caler les joues avec des poignées de frites.

— Quand je pense qu’il me faut vivre dans cette honte, George ! Mais tôt ou tard je quitterai ce métier qui viole tous mes principes d’éthique professionnelle, sans parler de mes idéaux littéraires, car je suis un homme de principes.

— Ça vous rapporte tout de même cinquante mille dollars par an, Gottlieb, dis-je courtoisement. Et vous avez une jeune et jolie femme à charge, sans compter cet héritier en bas âge.

— L’argent, c’est de la merde ! hulula Gottlieb avec véhémence.

On chercherait en vain chose plus vulgaire à laquelle vendre son âme. Je renie l’argent, George ; je le rejette avec mépris par tous les pores de ma peau. Je ne veux rien avoir à faire avec !

— Allons, allons, Gottlieb. Vous tolérez bien, ce me semble, de percevoir votre salaire, non ?

J’admets que, l’espace d’un pénible moment, j’eus la vision d’un Gottlieb sans un maravédis en poche, et du nombre de repas que, par vertu, il s’interdirait de nous offrir à tous les deux.

— Oui, bon, en effet, je l’accepte. Marilyn, ma chère femme, a une très déconcertante façon de mettre en avant, dans les conversations par ailleurs les plus intellectuelles, les frais de ménage et autres allusions oiseuses à diverses dépenses inconsidérées chez les négociants en vêtements et fanfreluches diverses. Ce qui n’est pas dépourvu d’une certaine influence contraignante sur mon plan d’action. Quant au jeune Gottlieb Junior, qui va sur ses six mois maintenant, il n’est pas encore tout à fait prêt à comprendre l’ultime insignifiance de l’argent. Je dois toutefois lui rendre justice sur ce point : il ne m’en a pas encore réclamé.

Il poussa un soupir profond comme la fosse des Marianes, et je l’accompagnai. J’avais souvent entendu parler du manque de coopération congénital des femmes et des enfants dans le domaine financier ; c’était d’ailleurs la raison principale pour laquelle je m’étais tenu à l’écart de ces fauteurs de troubles pendant une bonne partie de ma vie, au cours de laquelle mes charmes ineffables m’avaient cependant valu d’être ardemment pourchassé par des hordes de créatures aussi séduisantes que variées.

— Vous connaissez mon rêve secret, George ? fit Gottlieb Jones, s’immisçant involontairement dans les souvenirs bien plaisants où je me vautrais à peu de frais.

L’espace d’un instant, son regard s’illumina d’une lueur si lubrique que je sursautai, en me demandant avec une légère inquiétude s’il n’aurait pas, par hasard, réussi à lire dans mes pensées.

— Je rêve depuis toujours de devenir écrivain, ajouta-t-il. Ah, écrire tel qu’en moi-même enfin, des exposés percutants sur l’éternité changeante de l’âme, susciter avec mon glaive nu les profondeurs bouillonnantes de l’être et dévoiler à mon siècle épouvanté de ne m’avoir pas connu plus tôt les complexités grandioses de la condition humaine, graver l’immortalité triomphante de mon nom au fronton de la littérature classique et suivre la voie étrange de la gloire en compagnie d’hommes et de femmes comme Eschyle, Shakespeare et Ellison…

Nous avions fini de manger, et j’attendais, un peu tendu, l’arrivée de l’addition et donc le moment précis de détourner bien malencontreusement mon attention. Mais ayant apprécié la situation avec le sens de l’observation inhérent à sa fonction, le serveur la tendit à Gottlieb.

Je me décontractai.

— Imaginez, mon cher Gottlieb, repris-je, les conséquences terrifiantes que cela pourrait entraîner pour vous : j’ai lu tout récemment, par-dessus l’épaule d’un monsieur qui lisait un journal parfaitement respectable, qu’il y avait trente-cinq mille auteurs publiés aux États-Unis ; que, sur ces auteurs, seuls sept cents vivaient de leur plume, et que cinquante – cinquante seulement, mon ami – pouvaient être considérés comme riches. En comparaison, votre salaire actuel…

— Bah, répondit Gottlieb. Que je fasse fortune ou non, il ne me faudra pas longtemps pour écrire de grandes et superbes œuvres, conquérir l’immortalité et léguer aux générations futures ce don inestimable que constitue une vision pénétrante, globale, de la nature humaine. Je m’accommoderai aisément du petit inconvénient qui consistera à laisser Marilyn prendre un travail de serveuse, de conducteur d’autobus ou toute autre tâche peu astreignante. Je suis persuadé qu’elle considérera – elle le devrait, tout du moins – comme un privilège de travailler le jour et de s’occuper de Gottlieb Junior la nuit, afin de permettre à mon talent de s’épanouir. C’est seulement que…

Il s’interrompit.

— Seulement que ? fis-je, d’un ton encourageant.

— Et bien, je ne sais pas à quoi ça tient, George, dit-il, et une certaine irritation se faisait maintenant sentir dans sa voix, mais il y a un petit problème. Je ne sais pas si j’y arriverai. J’ai le cerveau qui grouille d’idées vitales ; des scènes, des répliques et des situations extraordinairement vivantes, des compositions allégoriques du plus vif éclat se succèdent à un rythme effréné dans mon esprit. C’est seulement que je n’arrive pas à maîtriser la formalité rigoureusement superflue qui consiste à exprimer tout cela dans les termes appropriés. Ce doit être un problème mineur pour n’importe quel plumitif de seconde zone, puisque cela ne semble pas empêcher votre ami au drôle de nom de pondre les livres par centaines, mais j’ai l’impression de ne pas arriver tout à fait à saisir le truc. (Il voulait sûrement parler de vous, mon pauvre vieux, les termes de « plumitif de seconde zone » semblant particulièrement adaptés à votre cas. Je vous aurais défendu, bien sûr, s’il ne m’avait pas semblé que le combat était perdu d’avance.)

— Vous n’avez sûrement pas assez essayé, dis-je.

— Pas assez ? Je pourrais vous montrer des centaines de feuilles de papier recelant toutes le premier paragraphe d’un merveilleux roman ; le premier paragraphe, et rien de plus. Des centaines de premiers paragraphes différents pour des centaines de romans distincts. Mais j’achoppe toujours sur le second paragraphe.

Une idée brillante m’effleura, mais je n’en fus pas étonné. Ma bonne cervelle juteuse foisonne constamment d’idées de génie.

— Gottlieb, dis-je, j’ai la solution à votre problème. Je peux faire de vous un auteur. Je peux faire votre fortune.

Il braqua sur moi un vilain regard où suintait le scepticisme.

— Vous ? fit-il, avec, sur ce seul pronom, une emphase des moins flatteuses.

Entre-temps, nous nous étions levés et avions quitté le restaurant. Il ne m’avait pas échappé que Gottlieb avait oublié de laisser un pourboire, mais je m’étais dit qu’il serait peu diplomatique de lui en faire la remarque, car il aurait alors pu, chose consternante, me suggérer d’y pourvoir.

— Mon ami, dis-je, je détiens le secret du second paragraphe, et puis donc faire de vous un littérateur de tout premier ordre, doublé d’un homme riche et célèbre.

— Ha ! Et quel est ce fameux secret ?

— Gottlieb, répondis-je avec tact (et nous en arrivons à la fameuse idée qui m’avait frappé) « Gottlieb, toute peine mérite salaire.

— J’ai une telle confiance en vous, George, fit Gottlieb avec un rire bref, que je ne crains pas de proclamer que, si vous pouvez faire de moi un auteur riche et célèbre, vous pourrez avoir la moitié de mes gains – après déduction des frais professionnels, naturellement.

— Je sais, poursuivis-je avec une plus grande délicatesse encore, que vous êtes, Gottlieb, un homme de principes, et que vous vous sentirez lié par vos paroles comme par un feuillard du meilleur acier, mais juste pour rire – ah, ah ! – accepteriez-vous de coucher cette déclaration par écrit, de la signer, et – uniquement pour que nous puissions rire de meilleur cœur encore, ah, ah, ah ! – de la faire enregistrer devant le notaire ? Nous pourrions alors en avoir un exemplaire chacun.

Cette petite transaction ne prit pas plus d’une demi-heure, car nous fîmes simplement appel à un notaire public qui se trouvait également savoir taper à la machine et être de mes amis.

— Je ne peux pas vous donner le secret tout de suite, dis-je en rangeant soigneusement mon exemplaire du précieux document dans mon portefeuille, mais sitôt que j’aurai réglé certains détails, je vous le ferai connaître. Vous vous rendrez alors compte, dès que vous essayerez d’écrire un roman, que le second paragraphe ne vous pose plus aucun problème – pas plus que le deux mille et unième, au demeurant. Bien sûr, vous ne me devrez rien jusqu’à la première avance – gigantesque, soyez-en sûr – que vous percevrez.

— Vous pouvez compter dessus, répondit aigrement Gottlieb.

 

Je procédai le soir même au rituel qui permettait de susciter Azazel. Il ne fait que deux centimètres de haut, et comme il compte pour du beurre dans son propre monde, il met beaucoup de zèle à m’aider par tous les moyens à sa modeste portée. Ça lui donne le sentiment de son importance, vous comprenez.

Évidemment, je n’ai jamais réussi à le persuader de faire la moindre chose susceptible d’assurer directement ma fortune. Cette petite créature est formelle : ce serait une façon inacceptable de faire commerce de son art. Il ne semble pas convaincu lorsque je l’assure que, parfaitement désintéressé comme je le suis, je consacrerais l’intégralité de tout ce qu’il pourrait faire pour moi au bien de l’humanité. Lorsque je lui dis cela, il émet un bruit bizarre, dont je ne comprends pas la signification, et qu’il prétend avoir appris d’un naturel du Bronx.

C’est pour cette raison que je ne lui exposai pas la nature de mon accord avec Gottlieb Jones. Ce n’était pas Azazel qui ferait ma fortune ; ce serait Gottlieb, après qu’Azazel eut fait sa fortune à lui, mais je désespérais de faire comprendre cette distinction subtile à Azazel.

Lequel Azazel se montra, comme toujours, irrité d’avoir été évoqué. Sa petite tête était ornée de quelque chose qui ressemblait à de minuscules algues, et il ressortait de son discours passablement incohérent que je l’avais dérangé au beau milieu d’une cérémonie officielle au cours de laquelle on lui conférait de quelconques honneurs. N’ayant rigoureusement aucune importance dans le monde d’où il vient (voir ci-devant), il a une tendance manifeste à attacher une valeur exagérée à ce genre d’événements, et ses commentaires étaient empreints d’amertume, mais j’éludai le problème d’un haussement d’épaule.

— Allons, tu n’as qu’à satisfaire à ma modeste requête et tu pourras regagner ton monde à l’instant précis où tu l’as quitté, personne ne se rendra seulement compte de ton absence.

Il grommela quelque peu, mais il lui fallut bien se rendre à l’évidence : j’avais raison. L’air qui se trouvait dans son environnement immédiat cesse du coup de grésiller d’éclairs miniatures.

— Alors, qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.

Je le lui expliquai.

— Son métier, reprit Azazel, consiste à communiquer des idées, c’est ça ? À traduire des idées en mots, comme dans le cas de ton ami au nom idiot ?

— C’est ça, sauf qu’il veut le faire avec davantage d’efficacité, et de façon à plaire à ses interlocuteurs, afin d’avoir encore plus de succès – et d’argent, aussi, mais ce dernier, il ne l’exige que pour autant que cela constitue une preuve tangible de sa réussite, car il méprise la chose pour elle-même.

— Je vois. Nous avons aussi des forgeurs de mots dans notre monde, et tous, comme un seul homme, déclarent qu’ils n’accordent de valeur qu’au succès critique, et qu’ils n’accepteraient jamais la plus petite unité monétaire si ce n’était la preuve tangible de leur réussite.

J’eus un rire indulgent.

— Une idée fixe dans ce métier. Nous avons la chance, toi et moi, d’être au-dessus de ces considérations.

— Oui, bon, eh bien on ne va pas passer le ramadan là-dessus, fit Azazel, sinon je vais finir par avoir du mal à computer l’instant précis de ma réintégration. Ton espèce d’ami est-il à la portée d’ondes mentales ?

Nous ne le trouvâmes pas facilement, bien que j’eusse localisé avec précision l’emplacement de sa boîte de publicité sur un plan et fourni à Azazel une description éloquente et précise, comme toujours, de l’individu (mais je ne vais pas commencer à vous ennuyer avec des détails sans intérêt).

Nous parvînmes enfin à trouver Gottlieb, et, après un bref examen, Azazel déclara :

— Un représentant typique de ta vile espèce, à l’esprit gluant et visqueux mais fragile. Je discerne le circuit de formation des mots ; c’est un vrai méli-mélo, là-dedans. Pas étonnant qu’il ait des problèmes. Je peux détortiller tout ça, mais c’est au péril de sa stabilité mentale. Je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à craindre, si je fais bien attention, mais on est toujours à la merci d’un accident. Crois-tu qu’il souhaiterait courir le risque ?

— Oh, sans aucun doute ! répondis-je. Il est avide de célébrité et de servir le monde par son art. Il n’hésiterait pas un instant à tenter le coup.

— Oui, mais tu es l’un de ses amis dévoués, je suppose. Il se peut qu’il soit aveuglé par son ambition et son désir de bien faire, et que tu y voies plus clair que lui. Veux-tu lui faire prendre ce risque ?

— Mon seul but, dis-je, est de mettre le bonheur à sa portée. Vas-y, et défriche le terrain aussi prudemment que possible. Si les choses tournent mal, au moins, nous aurons agi pour la bonne cause. (Ce qui était bien le cas, puisque si les choses se passaient comme prévu, j’en retirerais la moitié des retombées financières.)

Ainsi fut fait. Azazel se livra à toutes sortes de simagrées, comme à chaque fois, et resta un instant sur le flanc, à souffler et à haleter en marmonnant je ne sais quoi à propos de demandes irraisonnées, mais je lui dis de songer au bonheur qu’il allait apporter à des millions de gens et le pressai d’éviter de sombrer dans les travers odieux du narcissisme. Et c’est rasséréné par mes paroles édifiantes qu’il retourna se faire rendre les honneurs, si piètres soient-ils, à lui conférés.

 

Une semaine plus tard ou à peu près, je me mis en quête de Gottlieb Jones. Je n’avais pas cherché à le voir plus tôt, songeant qu’il valait peut-être mieux lui laisser un minimum de temps pour s’habituer à son nouveau cerveau. D’ailleurs, je préférais attendre un peu et commencer par me renseigner discrètement à son sujet, pour voir si ladite cervelle n’avait pas pâti, si peu que ce soit, dans le processus. Car dans ce cas, je ne voyais pas l’intérêt de notre rencontre. Le préjudice que j’aurais subi – et lui aussi, par la même occasion, du moins le supposais-je – aurait rendu la rencontre trop poignante.

Je n’entendis rien de particulier à son encontre, et il avait l’air résolument normal lorsque je tombai finalement sur lui. Il sortait du bâtiment qui hébergeait sa société et je remarquai immédiatement son expression neurasthénique, mais je ne m’y attardai guère, les auteurs étant, ainsi que je l’avais constaté à de multiples reprises, structurellement enclins à la mélancolie. Ça doit être le métier qui veut ça. Le contact permanent avec les éditeurs, sans doute.

— Ah, George, fit-il d’un air apathique.

— Gottlieb, répondis-je. Comme c’est bon de vous voir, et comme vous me semblez beau. (En fait, comme tous les auteurs, c’est l’archétype de la laideur, mais il faut bien être aimable de temps en temps, n’est-ce pas ?) Alors, vous avez essayé d’écrire un roman ces temps-ci ?

— Non. Je n’ai pas essayé. Pourquoi ? ajouta-t-il comme s’il venait de se rappeler quelque chose. Vous êtes prêt à me donner le secret du second paragraphe ?

J’étais ravi de constater qu’il n’avait pas oublié, autre indication du fait que son cerveau clapotait toujours dans son jus.

— Mais c’est fait, mon cher, répondis-je. (Je n’avais pas besoin de lui expliquer quoi que ce soit ; mes méthodes sont plus subtiles que cela.) Vous n’avez qu’à rentrer chez vous, vous asseoir devant votre machine à écrire, et vous vous rendrez compte que vous écrivez comme un ange. Soyez assuré que vous n’avez plus de problèmes, et que les romans vont débouler régulièrement de votre machine à écrire. Écrivez deux chapitres, esquissez la suite à grands traits, et je suis absolument certain que tous les éditeurs à qui vous montrerez cela pousseront de grands hurlements de joie et vous signeront sur-le-champ un immense chèque dont la moitié de chaque cent sera intégralement à vous.

— Ha ! lança Gottlieb.

Je plaçai ma main sur mon cœur qui, comme vous le savez, est si grand, au figuré, qu’il remplit ma cage thoracique tout entière.

— Je vous en donne mon assurance. En fait, j’ai la certitude que vous pouvez tranquillement quitter cet ignoble emploi qui est le vôtre afin qu’il ne risque en aucune façon de contaminer la pure matière qui va maintenant jaillir de votre machine à écrire. Vous n’avez qu’à essayer, Gottlieb, et vous m’accorderez que j’ai plus que mérité mes cinquante pour cent.

— Vous voulez dire que vous voudriez que je quitte mon boulot ?

— Exactement.

— Impossible.

— Et moi je vous dis que si. Tournez le dos à cet immonde gagne-pain. Repoussez avec mépris l’avilissante pratique du tapage publicitaire.

— Je vous dis que je ne peux pas démissionner. On vient de me limoger.

— Limoger ?

— C’est ça. Et avec des témoignages de manque d’admiration d’une nature propre à inspirer une rancune que la cognée du pardon ne saurait jamais abattre, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches.

Nous dirigeâmes nos pas vers le petit restaurant sans prétention où nous avions l’habitude de pâturer.

— Que s’est-il passé ? m’enquis-je.

C’est d’un ton morose qu’il me répondit entre deux bouchées de sandwich à l’épaule de bœuf fumée.

— Je cherchais des accroches pour un désodorisant d’ambiance, dit-il, lorsque je fus subitement renversé par la formidable prétention au bon goût de toute l’affaire. Nous avions tourné autour du pot tant que nous pouvions, mais moi, je n’en pouvais plus : tout d’un coup, j’ai eu envie de laisser parler ma raison. Puisqu’il fallait organiser le lancement de cette foutue saloperie, pourquoi ne pas le faire dans les termes qui s’imposaient ? Et c’est ainsi que j’écrivis, en haut de ma mièvre copie, « Merde aux odeurs », et que je conclus, en bas, par « Aux chiottes la puanteur », après quoi je l’adressai au chef de produit sans prendre la peine de consulter qui que ce soit.

Mais après l’avoir expédiée, je me demandai : “pourquoi pas ?” et j’en fis passer une copie à mon patron qui fut pris d’une manifestation apoplectique aussi bruyante qu’instantanée. Il m’appela pour me dire que j’étais viré, dans des termes d’une dureté telle que je sus avec certitude qu’il n’avait pas pu les apprendre sur les genoux de sa mère. Ou alors, c’était une mère très bizarre. Et voilà, je me retrouve sans travail.

Je suppose, ajouta-t-il avec un coup d’œil hostile, que vous allez me dire que c’est votre œuvre ?

— Mais bien sûr, répondis-je. Vous avez agi conformément à ce que vous dictait votre subconscient. Vous vous êtes fait délibérément jeter dehors afin de pouvoir vous consacrer pleinement à ce qui est votre art véritable. Gottlieb, mon ami, rentrez chez vous, maintenant. Écrivez votre roman, et veillez à ce qu’on ne vous donne pas moins de cent mille dollars d’avance. Puisque vous n’aurez pour ainsi dire pas de frais, en dehors de quelques liards de papier, vous n’aurez rien à déduire, et je pourrai en garder cinquante mille.

— Vous êtes dingue, dit-il.

— J’ai confiance, répondis-je. Et pour vous le prouver, je vous invite à déjeuner.

— Vous êtes vraiment dingue, répéta-t-il avec comme une nuance d’effroi dans la voix, et il me laissa bel et bien payer l’addition.

Il aurait pourtant dû savoir que ma proposition n’était qu’une figure de rhétorique.

 

Je l’appelai le lendemain soir. Normalement, j’aurais dû attendre un peu plus longtemps, car je ne voulais pas le bousculer. Mais il représentait maintenant pour moi un investissement financier. Le déjeuner m’avait coûté onze dollars, sans parler des vingt-cinq cents de pourboire, et j’étais, vous le concevrez sans peine, sur des charbons ardents.

— Alors, Gottlieb, dis-je, comment ce roman avance-t-il donc ?

— Pas mal, répondit-il d’un air absent. Pas de problème. J’en ai déjà pondu vingt pages, et de la bonne camelote, encore.

Et pourtant il avait l’air évasif, comme s’il pensait à autre chose.

— Et bien, mais vous devriez faire de grands bonds de joie, non ?

— À cause de ce roman ? Ne dites pas de bêtises. Feinberg, Saltzberg et Rosenberg ont appelé.

— Votre boîte de… Votre ex-boîte de pub ?

— Oui. Enfin, pas tous les trois, naturellement. Juste Feinberg. Il veut que je revienne.

— Je suis sûr, Gottlieb, que vous lui avez expliqué avec précision où il pouvait…

Mais Gottlieb ne me laissa pas poursuivre.

— Apparemment, dit-il, le responsable du budget du désodorisant est tombé raide dingue de mon projet. Ils vont l’adopter, et ils veulent commander toute une série de spots publicitaires pour la télévision et tout un tas de passages dans la presse écrite et, selon eux, il n’y a que l’auteur du projet qui puisse orchestrer la campagne. Ils disent que ce que j’ai fait était culotté et percutant, et que c’est exactement ce qu’il faut pour la fin des années quatre-vingts. Ils disent qu’ils veulent lancer une campagne d’une envergure sans précédent, et que, pour ça, ils ont besoin de moi. Évidemment, je leur ai répondu que j’allais réfléchir.

— C’est une erreur, Gottlieb.

— Je devrais arriver à leur extorquer une rallonge. Substantielle. Je n’ai pas oublié les choses cruelles que Feinberg m’a dites lorsqu’il m’a vidé. Il m’en a même dit en yiddish.

— L’argent, c’est de la merde, Gottlieb.

— Bien sûr, George. Bien sûr. Mais je veux juste voir combien il y en a dans le tuyau.

Je ne me faisais pas trop de bile. Je savais combien la tâche d’écrire des textes publicitaires heurtait la sensibilité de Gottlieb, et à quel point l’aisance avec laquelle il pourrait écrire un roman lui paraîtrait séduisante. Je n’avais qu’à attendre, et – une jolie phrase en passant – laisser la nature suivre son cours.

Mais le lancement de ce satané désodorisant eut lieu, et la campagne rencontra immédiatement un succès foudroyant auprès du public. « Merde aux odeurs » devint la phrase fétiche de tous les jeunes Américains, et chaque fois qu’ils l’employaient, c’était, qu’ils le veuillent ou non, autant de pub pour le produit.

J’imagine que même vous, vous n’avez pu oublier cet engouement – mais bien sûr : je me suis laissé dire que des lettres de refus reprenant cette phrase étaient apparues dans les périodiques pour lesquels vous essayez d’écrire, et vous avez dû en faire les frais plus souvent qu’à votre tour.

D’autres campagnes de la même veine sortirent et rencontrèrent le même succès.

Et tout d’un coup, je compris : Azazel avait fait en sorte de doter Gottlieb de la tournure d’esprit nécessaire pour plaire au public avec ses écrits, mais petit et insignifiant comme il était, il n’avait pas su affûter son esprit afin de ne rendre ce don applicable qu’aux œuvres littéraires. D’ailleurs, il se peut fort bien qu’Azazel ne sache même pas ce que c’est qu’un roman.

Mais au fond, quelle importance ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que Gottlieb fut très heureux de me trouver planté sur son paillasson lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là, mais il n’était pas perdu de honte au point de refuser de me laisser entrer. En fait, je me rendis compte non sans satisfaction qu’il ne pouvait pas faire autrement que de m’inviter à dîner, bien qu’il tentât (délibérément, je crois) de gâcher ce plaisir en me faisant tenir Gottlieb Junior pendant une durée prolongée, expérience traumatisante s’il en fût.

Après quoi, lorsque nous fûmes seuls dans la salle à manger, je lui dis :

— Combien de « merde » vous faites-vous, Gottlieb ? Il me jeta un regard lourd de reproche.

— N’appelez pas ça de la merde, George. C’est irrévérencieux. Cinquante mille dollars par an, j’admets que c’est de la merde, mais cent mille, plus quelques bonus très satisfaisants, c’est un statut financier.

» Au demeurant, je vais bientôt créer ma propre agence, et devenir multimillionnaire, niveau à partir duquel l’argent devient une vertu – ou un pouvoir, ce qui est la même chose, bien sûr. Avec mon pouvoir, par exemple, je serai en mesure d’empêcher à tout jamais Feinberg de sévir dans ce métier. Ça lui apprendra à m’avoir traité dans des termes qu’aucun gentleman ne devrait employer à l’égard d’un autre. Sauriez-vous par hasard ce que c’est qu’un schmendrick, George ?

Là, je ne pouvais rien pour lui. Je parle couramment plusieurs langues, mais pas l’ourdou. Aussi me contentai-je d’ajouter :

— Ainsi donc, vous voilà riche, maintenant ?

— Et j’ai l’intention de le devenir encore bien davantage.

— Dans ce cas, Gottlieb, permettez-moi de souligner le fait que ceci n’est arrivé qu’après que j’ai accepté de faire de vous un homme de me rétrocéder la moitié de vos gains.

— Vous ? Moi ? fit Gottlieb en rapprochant ses sourcils en ce qu’il est convenu d’appeler un froncement et qui me parut néanmoins très inquiétant.

— Et bien, oui. J’admets que c’est le genre de choses que l’on oublie très facilement, mais par bonheur, tout a été consigné par écrit : il y est question de services rendus, et cela fut signé, et dûment enregistré devant notaire, ce genre de choses, quoi. Et il se trouve justement que j’ai une photocopie de cet accord sur moi.

— Ah. Je pourrais peut-être le voir, alors ?

— Certainement, mais vous ne m’en voudrez pas d’insister : il ne s’agit que d’une photocopie. Ainsi, s’il vous arrivait de le déchirer accidentellement en tous petits morceaux dans votre avidité à l’observer de très-très près, j’aurais toujours l’original en ma possession.

— Sage précaution, George. Mais n’ayez crainte. Si tout est comme vous le dites, vous ne serez pas spolié d’un sou, d’un penny ou d’un liard. Je suis un homme de principes, et j’honore toujours mes engagements à la lettre.

Je lui donnai la photocopie, qu’il étudia soigneusement.

— Ah oui, dit-il. Je me souviens. Bien sûr. Il y a juste une petite chose…

— Quoi ? demandai-je.

— Eh bien, là, sur ce papier, il est fait allusion à mes gains en tant qu’auteur. Je ne suis pas auteur, George.

— Vous aviez l’intention de le devenir, et vous le serez à la seconde où vous vous installerez devant une machine à écrire.

— Mais je n’ai plus l’intention de le devenir, George, et j’ai encore moins l’intention de jamais m’asseoir devant une machine à écrire.

— Mais dans la littérature vous trouveriez une gloire immortelle. Que retirez-vous de vos stupides slogans ?

— Du fric. Des tonnes de fric, George. Sans compter une immense agence, qui sera à moi et qui emploiera des tas de misérables chefs de pub dont je tiendrai les chétives existences dans le creux de ma main. Tolstoï a-t-il jamais eu cela ? Et Del Rey ?

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Et après tout ce que j’ai fait pour vous, vous refuseriez de me donner un sou à cause d’un minuscule mot sur notre accord solennel ?

— Vous n’avez jamais essayé d’écrire, George ? Parce que, personnellement, je n’aurais jamais réussi à résumer la situation aussi clairement et succinctement que vous. Je suis un homme de principes, et mes principes me contraignent à respecter notre accord à la lettre.

Il ne voulut pas en démordre, et je me rendis compte qu’il ne servirait à rien de ramener sur le tapis la question des onze dollars que j’avais investi dans notre dernier déjeuner. Sans parler des vingt-cinq cents de pourboire.

 

George se leva et tourna les talons avec un désespoir si parfaitement théâtral que je ne pus me résoudre à suggérer qu’il paye d’abord sa moitié des consommations. Je demandai l’addition et remarquai qu’elle s’élevait à vingt-deux dollars.

J’admirai la précision arithmétique avec laquelle George s’était remboursé, et me sentis obligé de laisser un demi-dollar de pourboire.